Une Voix Noire Par Serge Lutens
« Southern trees bear strange fruit / Blood on the leaves and blood on the root / Black bodies swinging in the southern breeze / Strange fruit hanging from poplar trees. Pastoral scene of the gallant South / The bulging eyes and the twisted mouth / Scent of magnolia sweet and fresh / Then the sudden smell of burning flesh. » Strange Fruit. Billie Holiday
Eleonora Fagan. Fille d’un guitariste de jazz, sa vie fut très étroitement liée au jazz, aux boîtes clandestines. Les cheveux éternellement relevés en chignons et toujours agrémentés d’un gardénia blanc-crème, nulle autre qu’elle n’a mieux chanté le désespoir d’une voix chaude, rocailleuse, envoûtante, sublime, jonglant avec les notes, jouant avec nos émotions.
L’été dégoulinant de sensualité est si tangible au son de sa voix, ses mots, ses silences nous captivent encore. Elle ne susurre pas, non de sa voix pure elle exprime sa féminité à travers des notes. Chaque phrase est une émotion en musique. Chaque vibration est l’expression d’une sensualité à fleur de peau, chaque brisure de sa voix, chaque étouffement l’expression d’un désespoir bien au delà de nous.
She IS the Lady who sings the Blues. Divine elle fut, divine elle restera. Elle s’appellait Billie Holiday et fut sans conteste la plus grande chanteuse de jazz de tous les temps. Artiste fabuleuse à l’immense talent, celle qu’on surnommait la dame aux gardénias connut un parcours douloureux dans une Amérique en proie à la ségrégation raciale. Si elle glisse délicatement du gardénia dans ces cheveux, c’était pour dissimuler une plaque chauve due à une brûlure au fer à friser. Les cheveux ont repoussé et la fleur est restée.
Billie Holiday se produisit dans les plus grands clubs et les palaces où elle devait, en raison de sa couleur de peau, emprunter un monte-charge et manger dans les cuisines. Mais la prison et les bordels ne lui furent pas pour autant inconnus, avant de s’éteindre trop tôt à 44 ans. De cette vie tumultueuse et dramatique, oscillant sans cesse entre enfer, paradis artificiels et gloire, le parfumeur Serge Lutens a tiré une nouvelle.
Et ces mots se transformèrent sous sa force créatrice en émotion à l’état pur. De son amour inconditionnel pour la chanteuse de jazz et de ses petits clubs où, parfois le rythme de la musique nous entraîne dans les tréfonds de l’âme, est né un soliflore entouré de jazz. Quel meilleur hommage qu’une fleur blanche, que sa fleur blanche, pour l’une des plus belles voix du jazz ! Une fleur blanche qui s’épanouit dans une voix noire.
Une Voix Noire est une expérience intense comme le souvenir d’un concert de notre chère Lady Day. Son flacon plein de rondeurs est comme un appel au toucher. On le frôle pour mieux en souligner les contours, on l’observe tel une boite de Pandore prête à nous délivrer l’ultime secret. Puis une pression s’impose, une seule.
Dès les premières notes, les effluves nous enrobent et nous transportent dans l’atmosphère enfumée d’un petit club de jazz qu’on imagine caché, dans une petite rue piétonne peut-être à New-York ou à Paris, peu importe. Le gardénia vient nous séduire dès l’entrée du club. Au loin, les frottements du fouet sur la caisse d’une batterie nous attirent et si près les prémices d’une histoire d’amour. Il est temps de rentrer à l’intérieur, de se frayer un passage au milieu des tables recouvertes de verres et de laisser les premières notes s’égrener.
Je me place dans un coin avec l’envie d’observer la salle, de savourer chaque instant du concert qui se prépare quand je suis prise par surprise. Le gardénia s’exprime, timide, presque timoré. Coquin, il ne se laisse pas facilement capturé et se dérobe pour soudainement disparaître. Le tabac et le rhum emplissent alors l’air et se confondent avec le rythme des musiciens.
La complainte d’une trompette au loin, l’appel de la contrebasse et les pleurs du saxophone laissent peu à peu la place, l’alcool aidant à un swing haletant. Mon pouls augmente dans l’attente, l’impression de rhum ambré me rappelle celui que savourait mon grand-père de cœur, son éternelle casquette visée sur la tête en m’écoutant fredonner. Je me revois alors ressentir l’odeur de tabac qui s’évadait de la boîte de Romeo y Julietta dans laquelle petite je rangeais mes crayons.
Et là, après s’être éteinte, la fleur se réveille et entre dans la lumière. Une fleur blanche pour une voix noire. Billie est là, le gardénia reprend de la force et m’enveloppe, un peu tubéreuse, piquante et suave. Comme un choc, ses notes me bouleversent, nul autre choix possible que l’abandon et les paroles résonnent : I’m a fool to want you…
Est-ce un soupçon de jasmin que je perçois, je ne sais mais elle m’entoure bien décidée à marquer ma peau de son odeur. Sa voix semble prendre possession de moi et ne m’abandonne pas. A mon tour, je deviens Her Man, la moiteur du club m’évoque Summertime, l’air chargé d’émotion me renvoie à la violence des mots de Strange Fruit.
Une fleur blanche pour une Voix Noire. Et sur ma peau noire, l’espace d’une pression, je deviens Billie tout en conservant son mystère. Et elle ne me quitte plus de la journée, elle m’accompagne car cette Voix Noire est de celles qui vous accrochent définitivement et qui semblent vivre avec vous comme Billie semblait chanter rien que pour nous.
This one’s for Billie and that’s What a little Moonlight Can Do. Merci Monsieur Lutens de nous offrir quelques mots d’amour et une émotion, la vôtre.
Une voix Noire est disponible sur le site de Serge Lutens et dans la boutique du Palais Royal.
130 € les 75ml.
Marie-Odile Radom
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