Huis Clos au Théâtre Darius Milhaud
« Alors c’est ça l’enfer. Je ne l’aurais jamais cru… Vous vous rappelez : le souffre, le bûcher, le gril.. Ah quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres. » Jean-Paul Sartre
Imaginez-vous enfermé dans une pièce, cloîtré dans une pièce sans fenêtre avec deux personnes dont vous ignorez tout et qui deviennent rapidement d’insupportables colocataires ? Ce n’est pas le nouveau concept de la prochaine émission de télé-réalité mais bien la triste torture mentale à laquelle sont condamnés pour l’éternité Garcin, Inès et Estelle, les trois personnages de la pièce Huit Clos de Jean-Paul Sartre, qui dépeint avec brio l’égoïsme des individus.
Joseph Garcin, journaliste, Inès Serrano, employée des Postes et Estelle Rigault, une riche mondaine, se retrouvent à leur mort dans une pièce peu meublée. Ils ne se connaissent pas, viennent de milieux très différents, ne partagent ni les mêmes convictions ni les mêmes goûts mais doivent cohabiter. Seul le garçon d’étage semble en savoir davantage, intervenant peu mais donnant les réponses aux questions avant qu’elles ne soient posées, du moins celles auxquelles il daigne répondre.
Au début, la cohabitation est courtoise à défaut d’être polie. Estelle et Garcin essaient dans un premier temps de cacher la vérité des crimes pour lesquels ils ont été condamné à l’enfer. Inès, personnage fort de la pièce, s’applique à révéler les secrets, puisqu’elle est la seule qui n’a pas peur de se regarder, d’être regardée, ou de regarder les autres alors qu’elle exècre le contact.
Elle accepte d’être le miroir « fidèle » d’Estelle qui ne semble exister que par le regard des autres. Rapidement avec l’évidence qu’ils doivent passer l’éternité ensemble, les masques tombent, les langues se délient et la cruauté des personnages explose. Chacun dépasse la peur de son propre jugement, de son propre regard pour se soumettre à celui de l’autre. Et très vite, ces condamnés à l’enfer comprennent qu’il n’y a aucune issue au regard des autres.
Déjà très moderne à l’époque de sa création, la pièce de Jean-Paul Sartre est une formidable démonstration du courant existentialiste, un mouvement qui incite l’homme à découvrir qu’il est uniquement responsable de ses actes. C’est grâce au regard des autres, sans lequel il tomberait dans l’oubli, que l’homme est forcé à prendre conscience de lui-même.
Les quatre acteurs de cette pièce constituent une parfaite illustration des concepts sartriens de honte et de mauvaise foi. Les trois personnages principaux apprennent à leurs dépens que L’Enfer, c’est les Autres et qu’en chacun d’eux se cache le bourreau des deux autres. Sur une mise en scène minimaliste mais dynamique de Joyce Franrenet, la jeune troupe nous livre une interprétation juste et intense d’un chef d’œuvre classique français.
L’angoisse grandissante des personnages et leur fuite en avant pour retarder l’inéluctable sont parfaitement restituées, impressions renforcées par un jeu de lumières permettant aparté, mise en perspective ou arrêt sur images. Le décor est réduit à son strict minimum – trois fauteuils et une sculpture de bronze – laissant la part belle au jeu des acteurs. Dès le début de la pièce, le ton est donné : une atmosphère oppressante s’installe, une lumière rouge apparaissant sporadiquement rappelant le rouge de l’Enfer. Les personnages se dévoilent au fur et à mesure qu’on s’interroge sur leurs motivations.
Inspirée par les trois singes de la sagesse dont la symbolique revient à plusieurs reprises, Joyce Franrenet suggère très efficacement la lâcheté des personnages distillée tout au long de la pièce : Ne pas voir ce qui pourrait poser problème, ne rien vouloir dire pour ne pas prendre de risque et ne pas entendre pour pouvoir faire comme si on ne savait pas sont en théorie les seules voies pour atteindre le bonheur. Mais ici, point de salut pour ces trois âmes condamnées à entendre, voir et dire ce qui ne va pas pour l’éternité.
Durant 1h25, on découvre avec une véritable délectation les différents travers des protagonistes oscillant entre narcissisme, machiavélisme, mensonges et lâcheté. Les personnages sont interprétés avec justesse par de jeunes acteurs talentueux qui semblent par moment habités par leur personnage, alternant moments drôles et passages plus dramatiques sans jamais tomber dans l’ennui.
Ainsi le personnage d’Inès est interprété avec beaucoup de générosité et de fraîcheur par Joyce Franrenet. Très à l’aise, elle déploie une énergie considérable et tient sur ses frêles épaules la totalité de la pièce. Sa voix se fait plus grave prenant des intonations passionnées et son rire, sardonique, retentit encore et encore dans la salle. De ses regards perçants et hautains à son phrasé acéré et coupant comme des lames, son jeu est criant de vérité nous transmettant avec conviction le cynisme et la méchanceté de son personnage de trentenaire sadique mettant parfois mal à l’aise. Et lorsque son personnage savoure la souffrance qu’elle inflige, le regard de l’actrice s’écarquille, complètement habité par la folie d’Inès.
Thibault Truffert n’a pas eu la tâche facile. Il a du reprendre en quelques jours le rôle de Garcin et livre une prestation honnête tendue comme un fil. Rendant inconsciemment son corps rigide, il amène une tension palpable dès les premières minutes mais qui sert la mise en scène y ajoutant une sensation d’oppression, nous donnant l’infime impression de devenir ses bourreaux. Si parfois sa flamme perd de sa puissance, elle ne s’éteint pas pour autant et reprend de la vigueur très rapidement, même si on peut déplorer une certaine retenue lors de ses scènes avec Estelle.
Carlotta Verny est, quant à elle, douce et séductrice dans le rôle d’Estelle, qui perd de sa superbe au fur et à mesure que les minutes s’égrènent. Elle incarne avec délice cette femme mondaine un peu succube qui n’existe que par le regard de l’autre. On la sent très juste et mal à l’aise dans sa relation avec Inès, partagée entre son désir de miroir et la souffrance que celle-ci lui inflige. On peut juste déplorer que sa voix ne devienne pas plus dure affichant son cynisme quand le masque tombe et que ses crimes sont enfin dévoilés, ou lorsqu’elle finit par tomber dans l’oubli.
Cette pièce est à voir absolument même si on peut déplorer la petitesse de la salle. Elle restitue à merveille le malaise existentialiste si cher à Jean-Paul Sartre dans une représentation moderne où la pièce retrouve le comique originel voulu par l’auteur. Les jeunes acteurs dépoussièrent chaque rôle y apportant leur fraîcheur et l’audace de leur jeunesse qui les fait se sublimer et atteindre une forme d’excellence qui se bonifie au fur et à mesure des représentations. Et ils nous font prendre conscience que notre inconscient est gravé dans l’enfer des autres, même si celui-ci est pavé de bonnes intentions. Venez vite prendre votre place en enfer !
Huis Clos au Théâtre Darius Milhaud 80, allée Darius Lilhaud 75019 Paris.
Tous les mardis du 4 octobre au 27 décembre 2011, à 21h15.
Marie-Odile Radom
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